Journaliste:

Maïssem Sahraoui

 

« J’aimerais bien l’entendre parler, qu’elle m’appelle maman, qu’elle m’explique ses besoins, sa douleur. » 

Ces mots bouleversants résonnent encore longtemps après qu’on les ait entendus. Ils sont ceux d’une mère monoparentale de Montréal-Nord dont la petite dernière a reçu un diagnostic de trouble du spectre de l’autisme à l’âge de trois ans. Ce que cette mère raconte, ce n’est pas seulement une histoire personnelle. C’est un aperçu d’une réalité plus vaste, partagée par de nombreuses familles arrivées récemment au Québec, en particulier dans un quartier aussi multiculturel.

Montréal-Nord, une mosaïque de profils

Montréal-Nord, dont près de la moitié de la population est issue de l’immigration, est l’un des arrondissements les plus diversifiés de la métropole. Selon un rapport de la Direction régionale de santé publique publié en 2017, environ 7 % des demandeurs d’asile de la région métropolitaine résidaient déjà dans le quartier. Aujourd’hui, selon les organismes communautaires nord-montréalais consultés, cette proportion a augmenté avec la hausse de l’immigration, notamment celle provenant des États-Unis depuis quelques années.

C’est dans ce contexte que l’organisme communautaire Entre-Parents intervient. Depuis plus de 40 ans, il accompagne les familles en situation de vulnérabilité. Au cours d’une entrevue réalisée dans ses locaux, la directrice générale, Isabelle Alexandre, nous dresse un portrait de la clientèle avec laquelle son équipe travaille quotidiennement.

« On suit actuellement plus de 600 familles. Parmi elles, 90 % sont des demandeuses d’asile. Majoritairement, elles viennent d’Haïti. On voit aussi des familles latino-américaines ou maghrébines. Elles arrivent avec beaucoup de traumatismes, autant chez les enfants que chez les adultes. »

Quand les besoins s’additionnent

Un enfant à besoins particuliers est un enfant qui, en raison d’un trouble du développement, d’un handicap ou de difficultés d’apprentissage, nécessite un accompagnement spécialisé à l’école, à la maison ou dans la communauté. Les cas peuvent inclure de l’autisme, des troubles de langage, un retard global de développement ou encore un trouble de l’attention.

Et pour les familles migrantes, ce besoin de soutien ne vient pas seul. Il s’ajoute à une série de défis déjà importants : statut migratoire précaire, méconnaissance des grandes institutions, barrières linguistiques, pauvreté, isolement social. Ce que d’autres familles peuvent traverser avec l’aide de leur réseau ou d’un système bien rôdé devient pour elles un parcours d’une extrême difficulté.

« Ces enfants-là n’ont pas le même départ dans la vie que les autres. Certains ont traversé plusieurs pays, ont été séparés de leurs parents ou ont vécu des traumatismes. Ça change tout dans leur développement. Certains des enfants que l’on suit ici sont même issus de viols – souvent en raison du parcours migratoire de la mère. Les besoins et l’accompagnement sont donc différents », souligne Isabelle Alexandre.

Invisibilité institutionnelle

Malgré les besoins croissants, Montréal-Nord ne dispose pas de services spécialisés pour ces enfants à besoins spécifiques. Les familles doivent souvent se rendre à Laval ou dans d’autres arrondissements pour consulter des spécialistes. Pour une mère monoparentale, qui est sans voiture, sans travail stable et parfois sans statut, ces démarches sont souvent complexes.

« Quand j’ai commencé à m’inquiéter pour ma fille, elle n’avait même pas un an. Elle ne répondait pas à son prénom, ne gazouillait pas. J’ai commencé à chercher des réponses. Mais ça a pris un an avant d’avoir un diagnostic », raconte l’une de ces mères. 

« Toute maman aimerait entendre la voix de sa fille qui parle, qui répond. Elle n’a encore jamais répondu à son prénom », ajoute-t-elle.

Obtenir un diagnostic est une étape essentielle pour pouvoir accéder à des services. Mais une fois le diagnostic posé, la bataille est loin d’être terminée.

Garderies difficiles d’accès, quotidien intense

En tant que demandeuse d’asile, cette mère n’avait pas accès aux garderies subventionnées. À son arrivée dans le quartier, elle a dû débourser 40 $ par jour pour une place en milieu non subventionné. Un fardeau financier qui l’a forcée à faire un choix déchirant.

« À quoi ça sert ? Je me rappelle, j’ai dû arrêter le travail parce que je me suis dit : “Aller travailler et payer une somme pareille ? C’est mieux de rester à la maison pour la garder !” » explique la maman.

Et quand une place a enfin été disponible dans une garderie subventionnée, c’est le diagnostic d’autisme de sa fille qui a posé problème.

« J’ai essayé dans deux garderies. On allait accepter ma fille, mais à cause de son autisme, on a refusé. »

Quand la protection de la jeunesse s’en mêle

Les obstacles ne s’arrêtent pas à la porte de la garderie, subventionnée ou pas. À Montréal-Nord, les taux de signalement à la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) sont nettement supérieurs à la moyenne montréalaise : 45,5 % des cas chez les 0-4 ans concernent un risque sérieux de négligence, et 38 % sont liés à une situation de violence conjugale.

Mais ces chiffres, selon les intervenantes sur le terrain, ne disent pas tout.

« Quand les parents arrivent, il y a un double enjeu. Le premier est au niveau de la culture : le choc culturel, en arrivant ici, les force à comprendre le fonctionnement. Ensuite, il y a l’enjeu du rythme de développement de leur enfant, qui est différent. Il ne se développe pas au rythme qu’on nous a enseigné ou qu’on a peut-être lu dans les livres », explique Sandy Forge, éducatrice spécialisée chez Entre-Parents.

Elle-même mère de deux enfants autistes, elle connaît bien les réticences de certaines familles à demander un diagnostic pour leur enfant.

« Je comprends les parents parce que j’étais dans cette réalité : je ne voulais pas que mon enfant ait un diagnostic parce que j’avais peur de l’étiquette », raconte l’éducatrice spécialisée.

Cette méfiance face au système – qu’il s’agisse de la DPJ ou du réseau de la santé ou de l’éducation – s’explique notamment par un décalage culturel entre les habitudes dans le pays d’origine et les normes d’éducation québécoises.

« Lorsqu’on parle de facteurs de risque, il s’agit beaucoup de négligence et de maltraitance. C’est comme ça qu’on appelle ça. Il y a certaines communautés où, au moment d’éduquer l’enfant… disons que la ceinture fait partie de l’éducation, ou alors il y a des menaces de retour au pays. Ils vivent dans un système de peur, ça fait en sorte que ce ne sont pas les pratiques d’ici », note Isabelle Alexandre.

Différentes chercheuses en protection de la jeunesse soulignent la complexité du lien entre les familles issues de l’immigration et le système québécois de la DPJ. On parle de méfiance et de barrières ethnoculturelles de la part des membres des départements de la protection de la jeunesse, ce qui entraîne une surreprésentation des minorités visibles dans le système.

On évoque souvent des familles qui, sans le vouloir, se retrouvent confrontées à de grandes institutions comme le système de santé ou la DPJ, qui n’utilisent pas un vocabulaire adapté à leurs référents ou à leurs expériences. L’une des nombreuses recommandations du rapport final de la commission Laurent, publié en 2021, aborde d’ailleurs cet aspect des choses.

Mon enfant à défis! : une réponse communautaire

Pour répondre à ces enjeux, Entre-Parents a lancé Mon enfant à défis!, le tout premier programme du genre dans le quartier de Montréal-Nord. L’initiative propose un accompagnement personnalisé, des ateliers collectifs, des ressources éducatives, mais surtout un lieu d’écoute et de confiance pour ces parents qui ont des enfants à besoins particuliers.

« Il faut comprendre que, si un enfant a un diagnostic du trouble du spectre de l’autisme ou une déficience intellectuelle, c’est un diagnostic qui est permanent. Ça ne partira pas avec le temps. C’est important de pouvoir investir dans la vie de l’enfant le plus tôt possible pour, justement, l’aider à progresser », insiste Sandy Forge.

Grâce à ce projet, l’organisme espère réduire les signalements à la DPJ, mobiliser davantage d’intervenants et accompagner 70 familles et une trentaine d’enfants d’ici un an.

Malgré la fatigue, les sacrifices, les rendez-vous à répétition, la mère que nous avons rencontrée n’a jamais cessé de se battre pour sa fille. Quand on lui demande comment elle parvient à tenir, elle n’hésite pas une seconde.

« L’amour que j’ai pour elle, c’est quelque chose que je ne peux même pas expliquer. Je ne sais pas si c’est à cause de son… bon, je ne veux pas dire “handicap”… de son problème… mais je me sens très attachée à elle », se confie la maman.

Les histoires de ces familles sont celles de la résilience face à un système souvent rigide. Ce sont aussi des appels clairs à réformer nos structures, à mieux former nos intervenants et à financer adéquatement les ressources de proximité des milieux communautaires.

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